Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle eut le pressentiment que définitivement sa matinée serait perdue. Un homme étrange vêtu d’une houppelande pas très nette, le visage buriné était debout devant elle avec au devant de lui une corbeille à linge. Une serviette de bain un peu froissée recouvrait le dessus... "Pas très net" se dit-elle. Il lui murmura "Je viens pour la collection.
– La collection ?
– Vous l’avez-bien capturée ?
– Capturée qui ? Le vieil homme hésita. Il souleva la serviette.
– Celle que vous avez capturée manque pour avoir le message définitif". La corbeille était pleine de feuilles mortes d’arbres d’espèces différentes, de couleurs différentes, une sorte d’amas informe qui semblait bien précieux à ses yeux.
"Je crois même que c’est la dernière qui me manque. Son ascension dans le ciel révèle sa place, elle est au faîte, elle couronnera mon arbre définitivement."
"Vieux fou" se dit-elle, "un voisin de l’hôpital d’à côté." Il avait du l’observer d’en bas de la cour. "Monsieur, vous m’importunez." Elle essayait de faire un effort pour ne pas trop s’agacer. "Au revoir". Elle tenta de fermer la porte.
"Mademoiselle, ne me prenez pas pour un fou. Considérez-la comme la vôtre. C’est peut-être votre première. La première de votre arbre. Alors gardez-là précieusement. Mais ne vous inquiétez pas trop d’avoir commencé par le faîte, il est des gens qui commencent sur le haut de la canopée. C’est plus périlleux pour eux, mais ils accèdent plus vite à la légereté. Regardez-moi, à l’âge que j’ai c’est une de cette hauteur qui me manque depuis des années, et vous vous l’avez capturée. J’aurais aimé commencer comme vous, en couleurs, en haut de l’arbre."
Prologue
La fenêtre s’est ouverte d’un coup, en grand, un bruit sec, le vent avait poussé derrière les vitres — le vent ou autre chose d’invisible et d’obstiné, une force en tout cas —, les battants ont rebondi contre le mur, les vitres ont tremblé sans se fendre et, dans la pièce, des papiers se sont envolés sur le bureau, les cendres ont voltigé au-dessus du cendrier. Elle a levé la tête, étonnée, a regardé dehors, la façade de l’immeuble de l’autre côté de la rue, les toits, le ciel d’octobre, puis s’est levée pour aller voir. Rue calme, milieu d’après-midi en creux dans la course du jour, pas un chat mais une corneille là, sur la gouttière d’en face, qui avançait martiale, la queue noire, rigide, un frac, marchait comme un homme, et et soudain tourna la tête pour regarder la jeune fille qui referma illico la fenêtre, frissonnante, en prenant garde, cette fois, à fermer la crémone.
Elle retourna s’asseoir à son bureau. Une feuille d’arbre avait atterri sur le clavier de l’ordinateur, une feuille déposée par le vent — du moins c’est ce qu’elle pensa. Elle la fit tourner entre ses doigts pour l’observer recto verso : brune et sèche, nervurée de rouge sombre, elle avait la forme d’une main ouverte, — c’est drôle songea la jeune fille, c’est étrange qu’une feuille, si légère soit-elle, puisse s’élever jusqu’au sixième étage d’un immeuble, soit une ascension d’environ trente mètres, quand les feuilles d’automne, c’est bien connu, emportées par le vent, tombent en tourbillonnant au ras du macadam comme dans les comptines. Après avoir l’avoir regardée une dernière fois, la jeune fille glissa la feuille dans le premier livre qu’elle trouva à portée de main — Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, une vieille édition illustrée qu’elle avait trouvé la veille chez un libraire de la rue de la Grange aux Belles et acheté pour son frère, spéléologue en Ardèche et trentenaire dans cinq jours —, jeta un coup d’œil à sa montre, ramassa ses cheveux en boule derrière sa nuque, y planta un pinceau, s’alluma une cigarette avant de reprendre la traduction en cours — la notice technique furieusement détaillée d’une lampe torche révolutionnaire. Mais, à peine avait-elle recommencé à travailler que l’on sonna à la porte. La jeune fille posa sa cigarette et se leva pour aller ouvrir, agacée : elle n’attendait personne et à ce rythme n’aurait jamais fini de traduire la notice avant dix-huit heures, l’éditrice — une grande bringue autoritaire — le lui reprocherait, et elle risquait de perdre ce petit boulot, rasoir mais devenu indispensable depuis qu’elle avait pris ce studio rue des Vinaigriers dans l’urgence, il y a trois semaines.
la feuille d’en haut
Transparence
Avec pour toute vue, celle graphique des cyprès dressés vers les mouvements du vent, guidant les feuilles tordues dans un cha-cha angulaire.
L’homme prit place sur la chaise verte posée près de la fenêtre, et ferma les yeux. Le temps fit une pause.
Dans une inspiration profonde ; elle senti le besoin de capter sur papier vélin les qualités charnelles des formes vertes, ocres et marrons de cette composition en plongée. L’homme en avait si bien relevé la poésie parme. Elle effleura le pinceau qui retenait ses cheveux, le saisi de sa main gauche et en humecta les poils dans de la tempera vert olive.
Dans un geste senti, elle glissa sur le papier translucide les courbes et les masses en marquant des pauses, au rythme des vides entre les branches. L’homme se mit à fredonner un air délicat. "The automn leaves are red and gold, and so i hear, the summer kisses..."
Il sourit.
Elle déposa le pinceau dans le flacon d’eau distillée et tendit le dessin à l’homme, dans un geste fluide, presque dansé.
Souvenir...
Il étudia longuement le dessin, le tourna dans ses doigts maigres, hocha la tête à la façon d’un vieil oiseau... mais d’ailleurs la ressemblance, oui la ressemblance... Décidément elle était partagée, cette traduction, cette ressemblance qui l’emmenait loin dans le rêve. Hasard, cette feuille et ce vieux monsieur qui ressemblait à un oiseau... et si c’était un signe.
Il y a quelques temps elle avait eu l’occasion de traverser le parc et déjà comme elle était éblouie en fin d’après midi par le soleil couchant elle avait remarqué comme un pastel auréolé un banc sur lequel quelqu’un était assis, qui lui avait fait un petit signe de la tête, discret auquel avait répondu par un sourire en passant. Il avait répondu, puis elle l’avait dépassé et avait oublié.
errance
Alors elle marcha dans les rues de la ville, portée par le mouvement, le rythme des passants, et c’était comme une danse avec ses déplacements, ses silences, ses ruptures, ses pauses... une chorégraphie improbable, une recherche peut être ou une fuite ; ou peut être un peu de tout cela. Et dans cette errance choisie elle trouva une jouissance inattendue, celle d’être une et multiple et elle se perçu Eau, Source ? Torrent jaillissant ? Rivière apaisante ? Et elle aurait souhaité que cela dure sans fin Elle... vivante... oui elle était vivante, un Tout et des milliers de fragments d’eau et cela brillait au soleil. Une émotion fulgurante la saisit et alors elle s’arrêta soudain comblée dans tout son être...
re-capitulation
Le silence habitait sa conscience. Pas de mot, de pensée fugace en cet instant. Juste le présent des sensations et le sentiment d’être.
Les pieds ancrés dans le sol, mystérieusement reliée en ce centre de la terre, qu’elle partage avec tous les vivants. Y compris cet arbre qui lui a fait don de cette feuille, y compris cet homme croisé quelques instants.
Ce centre commun qu’elle n’aurait pas à conquérir par l’imaginaire, par les voyages ou une expédition volcanique en Islande car elle l’avait déjà atteint aujourd’hui. Elle se sentait profondément connectée à cette source commune en cet instant sans fin.
Saura t’elle le partager à son frère quand elle le verrai dans 5 jours ? Parleront-ils de spéléologie, de Jules Verne, de traduction pénible et des misères du quotidien ? Ressortiront-ils les vieux souvenirs de leur enfance en fumant cigarette sur cigarette ? Ou bien arriveront-ils à sortir de l’ornière des habitudes familiales et parler pour une fois en vérité de ce qui les anime profondément, de ce qui fait qu’ils sont frère et soeur au delà des habitudes communes ?
Si ce n’est dans 5 jours, elle sait que cela se fera.
Simplement, un jour, comme aujourd’hui.
la feuille d’en haut
Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle eut le pressentiment que définitivement sa matinée serait perdue. Un homme étrange vêtu d’une houppelande pas très nette, le visage buriné était debout devant elle avec au devant de lui une corbeille à linge. Une serviette de bain un peu froissée recouvrait le dessus... "Pas très net" se dit-elle. Il lui murmura "Je viens pour la collection.
– La collection ?
– Vous l’avez-bien capturée ?
– Capturée qui ? Le vieil homme hésita. Il souleva la serviette.
– Celle que vous avez capturée manque pour avoir le message définitif". La corbeille était pleine de feuilles mortes d’arbres d’espèces différentes, de couleurs différentes, une sorte d’amas informe qui semblait bien précieux à ses yeux.
"Je crois même que c’est la dernière qui me manque. Son ascension dans le ciel révèle sa place, elle est au faîte, elle couronnera mon arbre définitivement."
"Vieux fou" se dit-elle, "un voisin de l’hôpital d’à côté." Il avait du l’observer d’en bas de la cour. "Monsieur, vous m’importunez." Elle essayait de faire un effort pour ne pas trop s’agacer. "Au revoir". Elle tenta de fermer la porte.
"Mademoiselle, ne me prenez pas pour un fou. Considérez-la comme la vôtre. C’est peut-être votre première. La première de votre arbre. Alors gardez-là précieusement. Mais ne vous inquiétez pas trop d’avoir commencé par le faîte, il est des gens qui commencent sur le haut de la canopée. C’est plus périlleux pour eux, mais ils accèdent plus vite à la légereté. Regardez-moi, à l’âge que j’ai c’est une de cette hauteur qui me manque depuis des années, et vous vous l’avez capturée. J’aurais aimé commencer comme vous, en couleurs, en haut de l’arbre."
Transparence
Avec pour toute vue, celle graphique des cyprès dressés vers les mouvements du vent, guidant les feuilles tordues dans un cha-cha angulaire.
L’homme prit place sur la chaise verte posée près de la fenêtre, et ferma les yeux. Le temps fit une pause.
Dans une inspiration profonde ; elle senti le besoin de capter sur papier vélin les qualités charnelles des formes vertes, ocres et marrons de cette composition en plongée. L’homme en avait si bien relevé la poésie parme. Elle effleura le pinceau qui retenait ses cheveux, le saisi de sa main gauche et en humecta les poils dans de la tempera vert olive.
Dans un geste senti, elle glissa sur le papier translucide les courbes et les masses en marquant des pauses, au rythme des vides entre les branches. L’homme se mit à fredonner un air délicat. "The automn leaves are red and gold, and so i hear, the summer kisses..."
Il sourit.
Elle déposa le pinceau dans le flacon d’eau distillée et tendit le dessin à l’homme, dans un geste fluide, presque dansé.
Souvenir...
Il étudia longuement le dessin, le tourna dans ses doigts maigres, hocha la tête à la façon d’un vieil oiseau... mais d’ailleurs la ressemblance, oui la ressemblance... Décidément elle était partagée, cette traduction, cette ressemblance qui l’emmenait loin dans le rêve. Hasard, cette feuille et ce vieux monsieur qui ressemblait à un oiseau... et si c’était un signe.
Il y a quelques temps elle avait eu l’occasion de traverser le parc et déjà comme elle était éblouie en fin d’après midi par le soleil couchant elle avait remarqué comme un pastel auréolé un banc sur lequel quelqu’un était assis, qui lui avait fait un petit signe de la tête, discret auquel avait répondu par un sourire en passant. Il avait répondu, puis elle l’avait dépassé et avait oublié.
errance
Alors elle marcha dans les rues de la ville, portée par le mouvement, le rythme des passants, et c’était comme une danse avec ses déplacements, ses silences, ses ruptures, ses pauses... une chorégraphie improbable, une recherche peut être ou une fuite ; ou peut être un peu de tout cela. Et dans cette errance choisie elle trouva une jouissance inattendue, celle d’être une et multiple et elle se perçu Eau, Source ? Torrent jaillissant ? Rivière apaisante ? Et elle aurait souhaité que cela dure sans fin Elle... vivante... oui elle était vivante, un Tout et des milliers de fragments d’eau et cela brillait au soleil. Une émotion fulgurante la saisit et alors elle s’arrêta soudain comblée dans tout son être...
re-capitulation
Le silence habitait sa conscience. Pas de mot, de pensée fugace en cet instant. Juste le présent des sensations et le sentiment d’être.
Les pieds ancrés dans le sol, mystérieusement reliée en ce centre de la terre, qu’elle partage avec tous les vivants. Y compris cet arbre qui lui a fait don de cette feuille, y compris cet homme croisé quelques instants.
Ce centre commun qu’elle n’aurait pas à conquérir par l’imaginaire, par les voyages ou une expédition volcanique en Islande car elle l’avait déjà atteint aujourd’hui. Elle se sentait profondément connectée à cette source commune en cet instant sans fin.
Saura t’elle le partager à son frère quand elle le verrai dans 5 jours ? Parleront-ils de spéléologie, de Jules Verne, de traduction pénible et des misères du quotidien ? Ressortiront-ils les vieux souvenirs de leur enfance en fumant cigarette sur cigarette ? Ou bien arriveront-ils à sortir de l’ornière des habitudes familiales et parler pour une fois en vérité de ce qui les anime profondément, de ce qui fait qu’ils sont frère et soeur au delà des habitudes communes ?
Si ce n’est dans 5 jours, elle sait que cela se fera.
Simplement, un jour, comme aujourd’hui.